Tertia Die - Nouvelle Église (français)

Deux ou trois notes qui se répètent rapidement, comme des cloches qui tintinnabulent... une voix d'enfant, indistincte, des pas, des oiseaux... des bruitages, la vie d'un petit village peut-être ; des scènes humaines. Un moteur d'avion, des cloches au loin... puis un premier morceau distinct : un accord de guitare synthétique et des percussions, des sifflets. Puis à nouveau deux notes qui se répètent obsessionnellement, plus lentes qu'au début. Une cloche qui répète la même note, comme marquant une étape dans un rituel. Des souffles indéfinissables qui vont et viennent, comme la mer, comme le vent, comme une respiration : le monde est vivant. Une voix d'homme, en anglais, qui murmure des mots incompréhensibles, qu'on devine intimes. D'autres voix hachées, entrecoupées, qui se répètent jusqu'à perdre tout sens ; n'être que des textures sonores rassurantes ; la voix d'un vieil homme bienveillant. Des flûtes – est-ce une fête ?

Nouvelle Église de Tertia Die est un étrange voyage sonore publié sur le netlabel Les Nouvelles Primitivités, et nous avons posé quelques questions à son auteur à ce sujet.

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Votre musique sonne parfois, avec ce côté lo-fi et ces couches de bruitages et de sons de toutes provenances, comme la bande sonore d'un vieux film en noir et blanc ; il y a des cloches, des oiseaux, le son de la mer, des voix qui apparaissent et disparaissent, des bouts de musique extrêmement fugaces comme si une caméra filmait un groupe de troubadours pendant quelques secondes... On a l'impression de se promener ou de suivre un personnage qui se promène, dans un film.

Oui, ma musique n'est pas narrative à proprement parler (elle n'est même pas narrative du tout, et elle se veut même le contraire d'une narration) mais effectivement il y a ce côté "cinéma pour l'oreille", si je peux me permettre d'emprunter cette expression au monde de la musique acousmatique. La superposition des sons crée un environnement ; plus que cela, elle crée un monde. J'ai voulu construire un monde sonore. Ou plus exactement encore, le reconstruire. Un monde intime, très personnel, fait de souvenirs. L'évoquer – au sens presque magique du terme.

Qu'entendez-vous par "le contraire d'une narration" ?

Je n'écris pas des "chansons" et ma musique n'est pas construite comme un récit ; c'est une image sonore, un tableau, une photographie, peu importe. La notion de superposition y est plus importante que  celle de succession. Il y a des séquences qui se répètent tout au long de l'album, pour accentuer cette impression qu'il n'y a d'avant ni d'après mais une sorte d'éternité que j'ai essayé de retranscrire musicalement.

Expliquez-nous la pochette de l'album, avec ces croix, ces champs, d'une part, et ces pavillons très classe moyenne (qu'on peut voir au dos), inhabituels dans le paysage graphique de l'ambient ou de l'industriel...

C’est tout simplement là où j’ai grandi. Ce sont des images d'un lieu précis. "Nouvelle Église" est le nom de mon quartier – bien qu'il soit en allemand, originellement, et que je l'aie traduit en français pour restaurer toute la puissance de sens qu'il contient. J'y ai passé mon enfance ; j’allais à l’église et à l'école là-bas, je jouais avec quelques amis dans les champs et les vergers, nous construisions des cabanes, nourrissions un cheval qui vivait dans un enclos derrière mon immeuble... Il y avait des champs à perte de vue, quelques potagers, un puits dangereux car à même le sol, vaguement fermé par une planche, et une maisonnette en briques rouges, plus qu'à moitié en ruine. Tout cela a disparu aujourd'hui. Et cette zone est devenue un paysage mental "mythique" pour moi. Un refuge absolu, un territoire immense, infini.

À quoi ressemble concrètement ce quartier qui vous a tant marqué ?

Il n'a rien de très spécial "en soi". C'est un ancien village qui fut rattaché à la ville voisine dans les années 60. On y trouve très peu de commerces, si ce n'est une épicerie et un bureau de tabac. Ce n'est donc pas un lieu de passage. Il est fréquent de n'y croiser personne, dans la rue, pendant de longs moments. Son passé rural est encore bien visible, architecturalement parlant et de par la quantité de champs qui bordent et séparent les rues. Pour un enfant, c'est un genre de jardin d'Eden. J'ai souvenir de journées entières passées à errer dans les champs, faire cuire des pommes sur un feu de cendres, rôder autour d'une maison en bois cachée dans la végétation, nous promener dans les fondations des maisons en chantier... tout cela à quelques dizaines de mètres des habitations, c'est-à-dire, d'une part une vieille rue principale, de petits immeubles et de maisons mitoyennes, comme toujours dans les villages lorrains traditionnels ; d'autre part des rues plus récentes, d'après-guerre, avec des maisons pavillonnaires, espacées, dotées pour l'immense majorité d'entre elles de jardins, potagers, champs, vergers, etc, sur l'arrière. Quand nous revenions donc de nos jeux de petits sauvages en liberté, c'était pour retrouver nos parents et grand-parents, parfois dans le jardin, à bécher la terre. Les cloches sonnaient fréquemment puisque le Concordat s'applique encore et que l'Alsace-Moselle sont des terres chrétiennes où la présence de l'Église est sensible.

Et puisque vous parlez de "puissance de sens", que mettez-vous dans l'expression "Nouvelle Église" ?

Le renouveau Chrétien dont la France, l'Europe, le monde ont besoin. Enraciné dans le monde, pour le sanctifier. Je ne parle pas ici du Catholicisme "identitaire", qui n'est qu'une grossière manipulation politique et une idolâtrie crasse, dans la mesure où ses militants, qu'ils en soient conscients ou non, daignent seulement être chrétiens à condition que leur identité nationale/ethnique chérie soit préservée exactement comme ils l'entendent. Ce sont des gens qui instrumentalisent la religion, qui mettent Dieu à leur service et non l'inverse. Quand je parle d'enracinement, je parle de liturgie ; c'est-à-dire une conception de la vie entière comme liturgie, de la vie entière comme succession de prières et d'offrandes, qu'il s'agisse du sommeil, de l'amour physique, des moments qui rythment la vie de famille, de la nourriture, du travail, du contact avec la nature. De l'art, aussi, bien entendu. Et du monde lui-même comme offrande. Tout cela est à l'opposé d'une foi abstraite, excessivement intellectuelle et proie à toutes les perversions intellectuelles et politiques.

Pour en revenir à la musique elle-même, pouvez-nous nous parler un peu des samples, des instruments, etc, utilisés sur cet album ?

Les samples sont essentiellement des field recordings personnels (enregistrés notamment dans ce quartier évoqué plus haut) et quelques sons glanés à droite et à gauche ; j'avoue ne plus pouvoir dire de tête exactement quoi, à l'exception d'extraits d'une vidéo familiale datant de la fin des années 80, et d'un sample (quasi-inaudible) d'Ian Curtis en train de parler ; plus exactement en train de tenter une expérience de régression vers des vies antérieures. 

Quant au clavier utilisé pour les passages mélodiques et percussifs, c'est un Technics KN930 – un simple clavier-arrangeur de la fin des années 90, avec une banque de sons PCM typiques de l'époque, et un multi-effets DSP intégré.

Pourquoi Ian Curtis ?

J’ai grandi avec le punk et le post-punk. C'est ma culture musicale première, qui continue à m'influencer aussi bien musicalement qu'en terme d'éthique de travail – l'indépendance, le primat de la sincérité sur la démonstration technique, etc.

Pourquoi Ian Curtis en particulier ? Parce que j'ai fait d'innombrables balades dans le quartier, par des matinées solitaires, adolescent, au lieu d’aller en cours. Avec le ciel gris, la solitude et Joy Division sur les oreilles. "Down the dark streets, the houses looked the same". C'est une expérience du vide qui m'a marqué pour toujours et que je peux me rappeler à volonté. Le vide de la vie ; l'intuition adolescente, incroyablement puissante et dénuée du moindre doute, que le monde est vide, qu'on y erre et qu'il n'y a rien d'autre à en attendre, que l'existence est sans objet, qu'aucun événement, aucune rencontre, que rien n'arrivera jamais en réalité. Intuition dont je n'ai jamais réussi à me délivrer. Si ce n'est – dans mes bons jours – au moyen de la Foi, qui redonne au monde une réalité qu'il avait perdu ou qu'il n'a pas par lui-même.

J'ai cru entendre à plusieurs moments le grondement d'un moteur d'avion, aussi. Une référence à la guerre, dont l'Est de la France a particulièrement souffert ?

Absolument pas. Mon immeuble se trouvait à quelques centaines de mètres d'un aérodrome, puisque nous nous trouvions à la sortie de la ville, et j'ai grandi avec ce "drone" permanent dans les oreilles. C'est une madeleine de Proust un peu étrange, sans doute, mais c'en est une.

On entend également à plusieurs moments du disque des sons de cloches.

Le son des cloches est une autre madeleine de Proust ; aussi loin que je me souvienne, je l'avais dans les oreilles. Je l'ai toujours aimé, bien avant même de m'intéresser à la Foi. La récurrence des cloches sur mon album comme au cours d'une journée marque la présence de Dieu qui baigne la vie quotidienne et l'environnement que l'on a sous les yeux ; et rythme la journée.

Comment s'articulent le "concept" du disque, pour appeler ça comme ça, et la musique, bien concrète, que vous pratiquez ? Très ambient par moments mais aussi marqué par des influences tribales et certains accords qui pourraient sortir d'un album post-punk...

Il y  un côté "ethnique", oui, encore que relevant d'ethnies imaginaires ; je doute que nos ancêtres gaulois ou même leurs prédécesseurs jouaient le même genre de musique sur leurs instruments primitifs. Quoi qu'il en soit, indéniablement, mon goût pour Muslimgauze a dû m'influencer, et bien plus encore, mon amour d'adolescence pour Dead Can Dance, qui a réalisé la synthèse dont vous parlez entre exotisme et post-punk.

À tort ou à raison, une musique plutôt répétitive, et qui fait usage de percussions, finit par évoquer quelque chose de rituel ; de spirituel au sens large, pour commencer, et de rituel, en particulier. Je me souviens qu'adolescent, bien longtemps avant de m'intéresser au Christianisme, j'ai éprouvé comme beaucoup, dans ce genre de sous-culture musicale, un attrait pour le satanisme et l'occultisme. C'était essentiellement un trip d'ado, mais quand même, je baignais dans une spiritualité vague mais réelle, intense, et orientée vers le sinistre. J'imaginais des rituels, des cérémonies, mi-païennes mi-démoniaques, dans les champs, les vergers ; quelque chose de primitif, de noir.

Peut-être que l'aspect lointainement ethnique et rituel de Nouvelle Église est une façon de me rappeler ces vieux fantasmes, mais en leur donnant une signification plus lumineuse aujourd'hui. Une conversion, en quelque sorte.