Quitter la caverne protectrice pour aller affronter la steppe vide et hostile.
Quitter la caverne et ses ombres consolantes pour aller affronter le vide du réel.
Quitter le bunker pour aller affronter le vide du monde dévasté.
Quitter sa chambre d'adolescent. Quitter l'utérus. Quitter la sécurité de la chambre où l'on peut s'enfermer pour rêver à volonté. Matrix blues.
Mais aussi quitter la caverne de la tombe, au troisième jour.
Adolescent, vers 13, 14 ans, j'aimais passer des après-midi tranquilles et solitaires à la table du salon, à la bonne vieille table en bois, très longue, ancienne, irrégulière, du salon, pour y dessiner, y écrire des scénarios de jeux de rôles ou y bouquiner.
Mon père possédait des centaines de bandes dessinées ; j'aimais, particulièrement, Balade au bout du monde, Grimion gant de cuir, et Les Passagers du Vent. Cette dernière série mettait en scène une belle jeune femme aux longs cheveux noirs, aux prises avec la dureté de son siècle (le XVIIIè), avec l'exil et la nécessité de se construire une nouvelle vie en Afrique. La féminité, la mer, le voyage, l'inconnu, l'ailleurs... tout cela me parlait. L'Afrique bien entendu évoque la savane, les animaux sauvage, l'aube de l'humanité... et Sapiens.
J'avançais pendant des heures, dans Sapiens, sur mon Amstrad, hypnotisé par ce paysage préhistorique en 3D primitive, cette steppe primordiale aussi plane que l'Espace lui-même, qui semblait sans fin mais tout au bout de laquelle on apercevait de la fumée et une montagne.
Cette fumée était promesse de vie, de chaleur, de communauté. La montagne était symbole d'élévation morale et spirituelle.
J'avançais comme hypnotisé, accumulant pas après pas des silex, des fruits, de la nourriture, pour un usage ultérieur, "au besoin".
Enfant, à la même époque, je fréquentais un centre aéré qui me semblait planté au milieu de nulle part, où plus exactement à la jonction entre une forêt infinie et des champs infinis, auquel on n'arrivait qu'après un trajet en bus interminable, jusqu'à avoir quitté tout ce qui pouvait ressembler à une ville ou à un village, ou à la civilisation. Un pays bossu, pauvre, silencieux et vide, d'où ma famille était issue.
J'y avais appris à faire du feu avec un silex, à monter un tipi, à tirer à l'arc.
Jouer à Sapiens était une façon de continuer à hanter ces lieux.
Aller au centre aéré était une façon de vivre dans Sapiens "pour de vrai".
J'ai commencé à composer Bunker Blues vers 2007, 2008. Ce n'étaient que quelques mélodies primitives et bancales. Le titre m'est venu en premier, avant la première note de musique, parce qu'à la même époque je rejouais à La Secte Noire et qu'il y a un endroit dans le village, appelé "Les Ruines du Pendu", où se trouve la porte en métal, avec une tête de mort, qui semble indiquer l'entrée d'un blockhaus ou de ce genre de lieu.
J'ai dû aussi repenser à Eden Blues, un autre jeu sur CPC, où le but était de sortir d'une prison gardée par des robots. Un jeu d'une surprenante mélancolie, qui même enfant, sans que je puisse le formuler, me semblait une métaphore secrète de la vie des hommes ; elle est encore plus opérante aujourd'hui.
Je n'ai plus touché à ces ébauches pendant des années. Mais j'ai continué à accumuler des sons, des bouts de mélodie, des patterns percussifs, au fil du temps, sans non plus y revenir. Je stockais pour un avenir indéterminé. Il n'a rapidement plus été question d'un album nommé Bunker Blues. Un projet chassait l'autre, et je cessai bientôt d'en faire, me contenant d'avancer et d'accumuler.
Bunker Blues s'est écrit tout seul, constitué tout seul, en secret en silence, au fil des années, alors que je composais aveuglément comme cela. Le nom m'est revenu, très longtemps après, comme on retrouve son chemin ; comme on reconnaît un paysage oublié, après avoir longtemps erré.
L'album a choisi tout seul un certain nombre de morceaux parmi mes innombrables ébauches, pour se constituer lui-même ; j'en ai la conviction absolue. Les oeuvres d'art se créent d'elle-même et notre travail est de les laisser faire, d'être patient, de continuer à avancer.
Je voulais une musique qui rappellerait les jeux vidéos de mon enfance ; les jeux 8 bits sur Amstrad, avec leurs sons si reconnaisables ; les vieux jeux DOS aux musiques lo-fi et mystérieuses, interprétées par des cartes Ad-Lib ou des banques General MIDI aux sons primitifs.
Je m'autorisais à verser autant que j'en avais envie dans la nostalgie de la new wave et de ses mélodies caractéristiques, comme sur Avance dans la steppe avec sa harpe synthétique à la Small town boy.
La musique de Sapiens, elle-même, avait de forts accents new wave.
L'album contient également une reprise minimaliste de Moya, le classique de Southern Death Cult.
The kids of the Coca-Cola nation
Are too doped up to realize
That time is running out
Nagasaki's crying out
The doomwatch says it's time
To give back what you took away
Oh Uncle Sam meets the reaper
Wounded Knee over again
Kasota Kasota
Kasota Kasota
Kasota Kasota
Annihilation of our nation
Of our nation
Of a world population
Les indiens d'Amérique et leurs grandes plaines vides, la bombe atomique, les bunkers pour s'en protéger, les hommes des cavernes qui étaient notre passé et peut-être notre avenir, la steppe infinie de Sapiens... Tout cela constituait une seule et même chose.
Quelques années plus tard encore, je suis allé me promener, un matin, dans un village de cette région rurale misérable, délabrée, oubliée, d'où est issue ma famille.
J'ai erré sans but, pendant quelques heures, dans un village inconnu où des ruines de fermes jouxtaient des maisons d'habitation, où les maisons d'habitation jouxtaient des maisons abandonnées, où des potagers débouchaient sur des terrains vagues. Une voie ferrée inutilisée, envahie par les herbes hautes, quittait le village ou permettait d'y revenir.
Il n'y avait personne dans les rues.
Mais de la même manière que dans Sapiens on ne pouvait pas voir les PNJ lorsque l'on avançait, mais seulement sentir leur odeur – "une odeur d'homme" – je me mis, juste avant de reprendre la route, à sentir une odeur de feu de bois. Quelqu'un, quelque part, dans le village, était là, et ce sentiment aussi vieux que l'espèce me prit : j'étais revenu au campement.