Quelques réflexions après avoir revu "1984"

"Il n'y a pas longtemps, je me suis pris moi-même sur le fait : ça me semblait incroyable mais, en feuilletant un livre sur Hitler, j'étais ému devant certaines de ses photos ; elles me rappelaient le temps de mon enfance ; je l'ai vécu pendant la guerre; plusieurs membres de ma famille ont trouvé la mort dans des camps de concentration nazis ; mais qu'était leur mort auprès de cette photographie d'Hitler qui me rappelait un temps révolu de ma vie, un temps qui ne reviendrait pas ?"

(Milan Kundera, L'Insoutenable légèreté de l'être)

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Quelques notes en vrac, qui ne constituent en aucun cas la démonstration de quoi que ce soit, au sujet de 1984 de Michael Radford, avec John Hurt, Suzanna Hamilton et Richard Burton.

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1984 a cette capacité de susciter une nostalgie étrange, un peu coupable, celle du totalitarisme à l'ancienne et de ce XXè siècle qui fut celui des bombardements, des ruines, des uniformes, des tickets de rationnement.

Un monde que nous n'avons pas connu mais qui fut celui de nos grands et arrière-grands-parents. Dont nous avons entendu la geste et dont nous avons appris à aimer, enfants, les derniers vestiges dans nos villes, des vestiges laids et tristes mais chargés d'histoire et de réalité, avant que la grande entreprise de transformation du monde en parc d'attraction et d'abstractions ne passe par là.

Mon grand père a-t-il porté le même bleu de travail que Winston Smith, quand il était mécanicien dans les chars de la Wehrmacht, enrôlé de force à quinze ans comme des milliers d'autres Malgré-Nous, puis envoyé combattre l'Eurasia ?

Peu importe ; bien qu'il n'ait été qu'un membre de troisième zone du Parti, contraint et forcé, il était tenu à l'obéissance et à la foi, ou au moins aux manifestations convenues de cette foi en le Reich et en l'identité germanique immuable de l'Alsace et de la Moselle ; car du jour au lendemain ses compatriotes et lui s'étaient réveillés non seulement allemands, mais allemands depuis toujours.

Le Reich s'était finalement effondré, l'agonie de l'URSS avait duré quelques décennies encore, mais Big Brother, et sur ce point le Parti ne ment pas, ne meurt jamais ; il rajeunit et change de visage à chaque fin de cycle. Toujours plus féroce ; mais aussi toujours plus fin.

Les changements cosmétiques dans l'idéologie et la praxis du Parti ont fait croire à sa défaite et à la victoire de son contraire ; mais non, c'est toujours lui qui est aux commandes, partout et pour toujours.

Le totalitarisme botté et moustachu ne reviendra sans doute jamais. Il correspond à une époque précise, au kitsch militariste d'une époque précise. Le kitsch de notre époque – féminité, écologie, antiracisme, bons sentiments à tous les étages, obsession hygiéniste – lui fournit un terreau tout aussi fertile, et l'on voit au fil des décennies, avec une nette accélération depuis 2020, se dessiner la morale de l'Océania de demain.

Prenons l'exemple du sexe.

1984 n'est pas un roman ou un film d'amour. Il ne s'agit en aucun cas du thème de l'amour brisé par l'Histoire, ou de l'amour comme dernier refuge dans un monde inhumain.

Winston Smith rêve de relations sexuelles. Pour son propre plaisir et pour défier le Parti. Orwell explore dans 1984 l'hypothèse du sexe comme force transgressive et libératrice.

Catherine perçoit autant que Winston cette dimension politique de la débauche. Et de l'amour, pour elle non plus, il n'est pas question ; même si le mot est utilisé, il l'est de manière légère et impropre, comme une façon pudique ou superficiellement sentimentale de qualifier leurs rapports.

"Les femmes du Parti étaient toutes semblables. La chasteté était aussi profondément enracinée chez elles que la fidélité au Parti. Le sentiment naturel leur avait été arraché par des conditions de vie spéciales, appliquées très tôt, par des jeux et par l’eau froide, par les absurdités qu’on leur cornait aux oreilles à l’école, chez les Espions, à la Ligue de la Jeunesse, par des lectures, des parades, des chansons, des slogans, de la musique martiale. Sa raison lui disait qu’il devait y avoir des exceptions, mais son cœur n’en croyait rien. Elles étaient toutes imprenables, telles que le Parti entendait qu’elles fussent et ce qu’il désirait plus encore que d’être aimé, c’était, une seule fois dans sa vie, abattre ce mur de vertu. L’acte sexuel accompli avec succès était un acte de rébellion. Le désir était un crime de la pensée. Éveiller les sens de Catherine, bien qu’elle fût sa femme, eût été, s’il avait pu y parvenir, comme une violation.

[...]

– Écoute. Plus tu as eu d’hommes, plus je t’aime. Comprends-tu cela ?
– Oui. Parfaitement.
– Je hais la pureté. Je hais la bonté. Je ne voudrais d’aucune vertu nulle part. Je voudrais que tous soient corrompus jusqu’à la moelle. Aimes-tu l’amour ? Je ne veux pas parler simplement de moi, je veux dire l’acte lui-même.
– J’adore cela.

C’était par-dessus tout ce qu’il désirait entendre. Pas simplement l’amour qui s’adresse à une seule personne, mais l’instinct animal, le désir simple et indifférencié. Là était la force qui mettrait le Parti en pièces.

[...]

Le corps jeune et vigoureux, maintenant abandonné dans le sommeil, éveilla en lui un sentiment de pitié protectrice. Mais la tendresse irréfléchie qu’il avait ressentie pour elle sous le noisetier pendant que la grive chantait n’était pas tout à fait revenue. Il repoussa la combinaison et étudia le flanc doux et blanc. Dans les jours d’antan, pensa-t-il, un homme regardait le corps d’une fille, voyait qu’il était désirable, et l’histoire finissait là. Mais on ne pouvait aujourd’hui avoir d’amour ou de plaisir pur. Aucune émotion n’était pure car elle était mêlée de peur et de haine. Leur embrassement avait été une bataille, leur jouissance une victoire. C’était un coup porté au Parti. C’était un acte politique.

[...]

Il l’aimait et ne la trahirait pas, mais ce n’était qu’un fait, qu’il connaissait ; comme il connaissait les règles de l’arithmétique. Il ne sentait aucun amour pour elle et se demandait même à peine ce qu’elle devenait. Il pensait plus souvent à O’Brien, avec un espoir vacillant. O’Brien devait savoir qu’il avait été arrêté. La Fraternité, avait-il dit, n’essayait jamais de sauver ses membres. Mais il y avait la lame de rasoir. On lui enverrait une lame de rasoir si on pouvait. Il y aurait peut-être cinq secondes avant que les gardes puissent se précipiter dans la cellule. La lame lui mordrait la chair avec une froideur brûlante et les doigts mêmes qui la tenaient seraient coupés jusqu’à l’os."

Bien entendu, cette débauche ne les libérera en rien et accélérera même leur perte.

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La valorisation de la sexualité et de l'hédonisme font aujourd'hui partie intégrante de l'idéologie Océanienne. Ce n'est qu'en apparence un volte-face.

Les membres enthousiastes et loyaux du Parti, ultra-majoritaires comme à toute époque, parviennent par un prodige de la doublepensée à se débaucher autant qu'ils peuvent (qu'ils soient polyamoureux, célibataires en chasse permanente ou incels dépendant à la pornographie en ligne) tout en se percevant comme des rebelles, des résistants à un ordre moral conservateur encore majoritaire et agressif, visant à perpétuer le mariage et la famille comme modèle de vie non-négociable.

Leur refus de plus en plus ouvert du mariage et de la procréation, encouragé par la totalité de la presse et les médias ("Faut-il faire moins d'enfants pour sauver la planète ?") assure le Parti de leur loyauté, de leur dépendance, et du fait qu'ils échapperont jusqu'à leur mort à la seule menace, fragile menace, capable de lui faire peur : la famille, l'amour d'un mari pour son épouse et des parents pour leurs enfants.

Big Brother n'a pas tué la famille en tuant le sexe, mais en le transformant en strict divertissement.

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La cantine, où Winston Smith échange pour la première fois des regards lourds de sens avec Julia, m'évoque celle du collège que j'ai fréquenté dans ma jeunesse. La qualité de la nourriture, peut-être... Ou peut-être cette vague impression d'être, malgré notre jeune âge et notre statut d'écoliers, à la limite extrême de devoir nous y rendre en marchant au pas. Le collège en question avait été construit après la guerre de 1870 et avait été, à l'origine, une caserne. Et n'est-il pas vrai que les hôpitaux, les asiles, les prisons, les casernes et les écoles ne forment qu'une seule chose ?

Orwell lui-même a évoqué l'influence sur lui des vieux internats anglais ; le monde de 1984 semble être une école-prison à l'échelle de la planète.

"Les souffrances d’un enfant inadapté dans un internat sont peut-être le seul équivalent qu’on puisse trouver en Angleterre de l’isolement qu’éprouve un individu dissident dans une société totalitaire."

(T. R. Fyvel, George Orwell : a Personal Memoir)

"[Orwell] évoque ses souvenirs du porridge suri constamment servi dans des assiettes malpropres, de l'eau graisseuse des baignoires, des lits aux matelas durs et bossués, des relents de sueur dans les vestiaires, de l'absence de vie privée, des rangées de cabinets crasseux qu'il n'y avait pas moyen de verrouiller, du bruit constant des portes de cabinets battant à la volée, et du tintement des pots de chambre qui leur répondait en écho dans les dortoirs – quand il évoque tout cela de façon presque obsessionnelle on a l'impression qu'Orwell s'est lancé dans cette description de Saint-Cyprien comme dans un galop d'essai préludant à l'univers sordide de 1984."

(Simon Leys, Orwell ou l'horreur de la politique)

Mais si cette crasse, cet inconfort, cette tristesse, nous inspirent aujourd'hui tant de nostalgie au visionnage du film – ou de n'importe quelle archive historique – comme dans nos souvenirs personnels, c'est parce qu'elle est malgré tout préférable au "cauchemar climatisé" qu'est devenu notre monde :

"J'avais l'impression de marcher dans le sillage d'un géant en folie qui avait semé la terre de ses rêves hystériques. Si seulement j'avais vu un cheval, ou une vache ou même une chèvre décharnée en train de mâchonner des boîtes de conserve, quel soulagement ç'aurait été. Mais on ne voyait rien qui appartint au règne animal, végétal ni humain."

Il n'y a aucun animal visible dans le monde de 1984 – comme progressivement dans le nôtre. À l'exception des animaux de compagnie qui finiront bien par disparaître aussi, nos rapports avec les animaux sont devenus essentiellement imaginaires, virtuels. Et tout va devenir progressivement plus virtuel et plus imaginaire (plus cauchemardesque aussi), au fur et à mesure que l'humanité migrera, bon gré mal gré, dans le Metavers.

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Bien sûr, le monde d'hier était déjà faux, était déjà un début de Matrice, et il en a probablement été ainsi depuis des siècles, peut-être depuis toujours ; mais à tout prendre, le mensonge et l'irréalité ne faisant jamais que s'intensifier, le monde mensonger d'hier est préférable et digne de nostalgie.

"L’Histoire s’est arrêtée en 1936. Pourquoi ? Parce que, pour la première fois, Orwell a vu des articles de journaux, relatant les événements du front, qui n’avaient absolument plus aucun rapport avec la réalité des faits. Et il ajoutait : Je vis des descriptions de grandes batailles situées là où nul combat n’avait pris place, tandis que des engagements qui avaient coûté la vie à des centaines d’hommes étaient entièrement passés sous silence. Je vis des troupes qui avaient courageusement combattu, accusées de trahison et de lâcheté, et d’autres qui n’avaient jamais vu le feu, acclamées pour leurs victoires imaginaires. Pire : je vis […] des intellectuels zélés édifier toute une superstructure d’émotions sur des événements qui ne s’étaient jamais produits. Je vis en fait l’Histoire qui s’écrivait non pas suivant ce qui s’était passé, mais suivant ce qui aurait dû se passer, selon les diverses lignes officielles".

(Simon LeysOrwell ou l'horreur de la politique)

Si l'Histoire s'arrête parce que plus rien n'est vrai et que tout peut être réécrit, alors ceux qui vivent après 1936, tout comme ceux qui ont vécu avant, deviennent des fantômes.

On est coincé entre deux fantômes : celui du passé, et celui qu'on est devenu et que l'on va devenir chaque jour un peu plus.

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Les confessions de tous les condamnés, sur le télécran, après leur passage au Ministère de l'Amour, constituent, encore plus qu'un rappel des procès de Moscou, une anticipation du quart d'heure Warholien. Sa version totalitaire et punitive mais qui ne présente aucune différence de fond avec ce que nous connaissons dans notre monde, à notre époque, où il n'est aucun besoin de terroriser et torturer pour que chacun vienne face à la caméra avouer sa médiocrité, ses turpitudes, ses pensées les plus stupides ou les plus infâmes.