Le Paradis est un jardin de ruines

Premièrement, un souvenir d'enfance :

Je participe à une sortie de classe, au parc archéologique local. Nous passons une matinée pluvieuse à errer dans les ruines d'une ancienne ville thermale gallo-romaine. Il n'y a pas de guide. Pas d'écriteaux ou de "supports pédagogiques". Les enseignants sont un peu dépassés. Nous repartons assez vite. Cette notion d'errance pluvieuse au milieu de murs de pierre excavés s'inscrit en moi définitivement.

Grandir au milieu des ruines, c'est-à-dire au contact même de l'impermanence, est une excellente leçon de choses.

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Deuxièmement : j'aime les photos lo-fi : elles sont pixellisées et peu fiables comme mes souvenirs.

Elles sont mes souvenirs : je ne me souviens de ma vie qu'à travers les photos qui attestent mon existence. 

Celles qui me troublent le plus sont celles de mes vingt ans ; les premières photos numériques, pixellisés, floues, mal éclairées, aux dimensions aujourd'hui ridiculement insuffisantes et faisant que lorsque l'on zoome, ce que l'on voit semble être un screenshot tiré d'une mauvaise vidéo filmée à travers l'épaisseur des siècles par des scientifiques qui auraient enfin réussi à inventer le voyage temporel.

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Daguerréotypes. Photos sépia, puis en noir et blanc. Polaroïds. Photos numériques de mauvaise qualité – rien ne fait mieux mesurer le passage du temps, la distance dans le temps, que le caractère désuet, insuffisant, des anciennes techniques de captation du monde.

Le règne de la HD marque la fin du passage du temps, l'entrée dans le présent perpétuel – cet Enfer.

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J'aime les photos lo-fi. J'aime les ruines. Et qu'est-ce qu'une vieille photo mal scannée ou pixellisée, sinon une ruine de souvenir ? 

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Les couleurs passées d'une photo argentique, la pixellisation d'une image numérique aux dimensions devenues insuffisantes, tout comme le souffle sur une vieille cassette ou les craquements d'un vynile qui se détériore, explicitent la fragilité de tout document et de tout témoignage – souvenirs compris.

Les souvenirs de ma jeunesse sont eux aussi des ruines fragmentaires : photos laconiques, entrées de journal intime, e-mails et lettres papier ; souvenirs tangibles mais peu fiables, elliptiques, mystérieux, aussi peu parlant que ceux d'un étranger.

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Ma mémoire est un jardin de ruines au milieu duquel j'erre, essayant d'identifier les fragments et les débris sur lesquels mon regard se pose. Auto-archéologie. Interprétation, exégèse de ma propre existence. Théories. Hypothèses invérifiables. Ésotérisme intime : chercher la synthèse, l'information, le savoir caché, au sujet de soi-même, dans les fragments de sa propre vie.

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Mes vingt ans étaient saturés d'ésotérisme et de ruines, réelles ou imaginaires : celles qui entouraient ma petite ville  et dont je parlerai en détail plus tard ; celles de maisons abandonnées que mes amis et moi visitions, adolescent ; celles de châteaux forts que je visitais en famille au cours de nos vacances d'été ou d'excursions.

Les ruines mystérieuses, pleines de dangers et de trésors, que les jeux de rôles mettaient en scène.

Les vestiges summériens que chantaient des groupes comme Fields of the Nephilim ou Garden of Delight.

Je fréquentais alors des "gens en noir" comme nous disions, et notre univers mental n'était fait que de campagnes sorcières, de cimetières envahis par les herbes, d'intérieurs victoriens et de décombres en tous genres : ruines antiques, médiévales ou industrielles, bunkers, prisons abandonnées.

Nous apprivoisions notre terreur de la mort en la fréquentant assidûment, en lui donnant des gages.

Nous visitions, anxieux et extatiques, des fortifications du XIXè siècle, des villages à moitié abandonnés, des châteaux dont il ne restait que quelques pans de murs.

Nous hantions les forêts à la recherche d'une vieille tour ou d'un cimetière.

Nous rentrions boire de l'absinthe et nous perdre encore un peu dans la contemplation des clichés de Simon Marsden ou des toiles de Jean-Marc Dauvergne.

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Même la nuit je rêvais de ruines.

Je suis avec d'autres personnes, filles et garçons sur une île, dans des ruines de bâtiments en brique rouge plutôt bien conservés – ça évoque un jardin de ruines industrielles. Je prends des photos et comme par enchantement, quand j'ouvre l'appareil, le film est développé ; ça ressemble à des diapos. On les regarde ensemble, assis dans l'herbe bien verte.

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Avec P. et mes parents. Nous voyageons dans des cars gigantesques, bondés de touristes. Nous visitons des ruines de châteaux, bien entretenues, dans un décor vallonné.

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Dans les environs de Hombourg-Haut... Un coin vallonné, des arbres morts, une grande route. Le ciel est gris, des forêts désolées au loin. Je suis sur une espèce de structure faite de ponts et de places, au-dessus de l'eau, en grosses pierres, comme une ruine antique. D'autres gens s'y promènent, comme des touristes. Sur l'une de ces plateformes, on peut voir en contrebas, dans une grande cavité, fermée par des barreaux, avec, derrière, des crânes.

[...]

Je visite des ruines avec un homme avec qui j'étais censé travailler sur un chantier. On arrive sur les lieux et je lui fais remarquer les quelques baraques anciennes et abandonnées, en lui disant que ça me rend fou de voir ces demeures autrefois habitées par les premiers citoyens de cet endroit, aujourd'hui dans cet état. Au fur et à mesure que l'on avance, il n'y a plus que des ruines, de plus en plus gigantesques – d'anciens dômes, des murs de plusieurs étages, ou alors, à l'inverse, nous voyons en contrebas des étages souterrains aujourd'hui à jour, presque abyssaux – des restes de piscines, d'assemblées, des jardins. C'est stupéfiant et vertigineux.

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Ces ruines réelles et oniriques sont le paysages primitif de mon enfance ; mon propre Eden, mon propre jardin des délices.

J'ai grandi dans une région saturée de sites archéologiques.

Une région de forêts et de vallées, de pluie, de ciels gris, au carrefour de la France et de l'Allemagne, mais surtout au carrefour de tous les siècles.

En quittant ma ville natale, sur cette route sinueuse entre rivière et forêt, on remonte le temps en l'espace de quelques kilomètres, de ruine en ruine : les bâtiments industriels en brique rouge, de l'industrie faïencière, dont il ne reste que des pans de murs, et quelques cheminées ; puis, dans le village d'après, les restes d'un château fort, jouxtés par un cimetière juif à l'abandon ; en poursuivant dans la même direction, on remonte encore le temps, kilomètre après kilomètre, jusqu'à un site gallo-romain où des installations thermales excavées s'achèvent par le tombeau d'une princesse celte.

Une impression d'éternité plane sur toute la vallée. On se sent loin des enjeux du temps, loin de sa propre vie, au carrefour de tous les temps ; et de tous les effondrements, de toutes les fins, de toutes les ruines.

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J'étais retourné avec l'un de ces amis amateurs de déambulations moroses, il y a une vingtaine d'années, dans ce jardin de ruines industrielles qui marque la sortie de ma ville natale. D'anciennes faïenceries, au bord de la rivière et au creux de la forêt, maintenant paisibles, silencieuses.

Des petites filles, pendant notre visite, se coursaient en riant à travers les vestiges peu à peu envahis par la végétation. Jouer dans les ruines ce n'est pas jouer sur un terrain de jeu. C'est être un vivant, et l'avenir du monde – pas un humain d'élevage.

Il y a cent ans, le ciel était noir, en pleine journée, des fumées dégagées par les multiples sites de production et de cuisson, un peu partout dans la ville. Je m'en fais une image quasi-infernale, que n'arrangent pas mes quelques lectures sur le sujet, quant à la dureté du travail à cette époque, y compris celui des enfants. Mais tout a une fin.

Aujourd'hui ce lieu d'exploitation et de malheur, puis d'errance et de méditation, n'est plus ; il a été remplacé par sa parodie, sa copie conforme – surtout conforme aux nécessités touristiques et culturelles. Panneaux explicatifs, audioguides, vidéos pédagogiques tous les deux mètres.

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Or nous aimons les ruines qui s'offrent comme un passé pur, révolu, presque entièrement détruit, et non pas comme quelque chose qui vivrait encore à travers une tradition ou une mémoire savamment cultivée ; et encore moins comme un présent perpétuel – cet Enfer où nous vivons.

Les vestiges aménagés et bardés d'écrans tactiles interactifs, d'audioguides et de panneaux explicatifs, c'est la transformation du monde en parc d'attraction et le règne sans partage du présent. Cela ne suffit pas à apaiser ce besoin de ruines qu'éprouvent nos coeurs dévastés.

Nous voulons des ruines qui ressemblent à des ruines et à rien d'autre.

Des ruines – qu'elles soient romaines, médiévales, industrielles – paisibles et réconfortantes parce que manifestant qu'elles sont celles d'une oppression passée, d'un chapitre clos de l'histoire du monde invivable où naissent les Hommes.

Des lieux de malheur, des symboles d'oppression et d'injustice, dont on pourraient voir qu'ils sont maintenant hors d'état de nuire. Que leur pouvoir mauvais a disparu. Qu'ils ne peuvent plus inspirer ni la peur ni le respect.

On s'y promènerait comme parmi les squelettes d'immenses animaux, monstrueux, terrifiants, enfin morts.