Plus jeune, vers dix-sept ou dix-huit ans, j'étais hanté par des visions tellement banales et peu parlantes, que le verbe hanter paraîtrait un peu exagéré à un tiers. Couché sur mon lit, des après-midi entières, je déprimais gentiment, poliment, sans savoir vraiment pourquoi, sans même me dire "je déprime". C'était quelque chose d'informulable et de viscéral. Et c'était plus qu'une déprime. J'étais traversé par des images du monde et ces images étaient si puissantes, si vraies, que l'intensité de l'expérience en devenait douloureuse, mais d'une douleur qui n'était pas très loin de l'extase. Ces visions étaient pourtant, si on les raconte, parfaitement banales. Je fermais les yeux et voyais les rues des quartiers pavillonnaires, baignés par le soleil, où j'avais erré tant de fois. Seul dans ces rues où je ne connaissais personne. Étranger au milieu de la normalité, de la vie dans ce qu'elle a de plus naturel et quotidien. Je les revoyais dans une lumière crépusculaire, une lumière et un silence de fin du monde. Cela ressemblait à une vision mystique inattendue, indéchiffrable.
J'étais un grand fan de Mike Oldfield. Ommadawn me faisait revoir, quand je l'écoutais, cette forêt en Allemagne, derrière la piscine municipale. J'y ai passé, seul, encore une fois, une bonne partie de mon adolescence. Il fallait traverser un pont qui faisait office de frontière. J'y allais presque dès que j'étais libre. Quand on passe des centaines d'heures seul à marcher et à gamberger, c'est rarement un chemin vers les autres et vers la normalité. Mais qu'aurais-je dû faire : m'acheter un scooter, me couper les cheveux, me mettre au basket-ball ?
J'avais développé ce rituel d'aller, le soir, marcher à Hanweiler ; j'aimais les lumières des maisons, les enseignes des rares commerces, le panneau lumineux qui indiquait le bordel et les bureaux de tabac. Je montais jusqu'à la station service pour m'acheter des cigarettes, de la bière, une petite fiole d'alcool fort et du chocolat. Je me promenais le long de la route qui sortait peu à peu du village proprement dit pour n'être plus qu'une succession de grillages, d'entrepôts, d'arbres et de champs, et je me faisais mon petit gueuleton. Celui qui ne connait pas le plaisir d'une bière glacée, en hiver et à la nuit tombante, ne connaît rien. C'était un plaisir de vagabond ou de clandestin, et avec ma cannette, bien caché dans l'obscurité, et je me sentais très loin de chez moi.
J'associe tous ces lieux – la piscine, la forêt et ses chemins, Hanweiler, ses lumières et sa station-service – à la période de Noël. L'été n'avait aucune place dans mon imaginaire à l'époque ; ou disons qu'il n'avait plus aucune place, et que j'étais dans une sorte d'hiver existentiel qui n'en finissait pas.
Je scrutais souvent, je scrutais sans arrêt en fait les fenêtres illuminées des maisons dans les rues. Je voulais voir comment c'était chez les autres ; est-ce que c'était boisé, est-ce qu'il y avait des livres, des tableaux, les pièces étaient-elles joliment éclairées, étaient-ils assis devant la télé, ou debout dans la cuisine à parler, prenaient-il un bain, bricolaient-ils à la cave ? J'avais une famille et une maison comme tout un chacun, mais je passais ma vie seul dans les rues après les cours, prenant plaisir au froid, et je regardais par les fenêtres, essayant d'imaginer la vie des habitants.