Interview avec Othilia

Sonnenzeit est le tout premier release d'Othilia, composé en 2009. L'album se compose essentiellement de deux titres, ou plus exactement d'un titre qui voit se succéder deux longs morceaux synthétiques – le premier étant plus techno / IDM, et le second plus nettement ambient, avec des sons très étirés, qui semblent s'interpénétrer, recommencer sans cesse, comme la marée. L'album est baigné de souffle électronique et parfois de ce qui ressemble à des parasites radio. Des field recordings ouvrent et terminent les deux séquences, et un court et étrange passage du premier album d'Ulver se trouve entre les deux morceaux. Sonnenzeit est un support parfait pour une longue rêverie, et pour se perdre dans la forêt infinie et brumeuse figurant sur la pochette et dans laquelle Othilia nous invite visiblement à entrer.

Pourquoi ce nom ?

Je voulais quelque chose qui évoque ma région et installe une certaine atmosphère. Sans être descriptif, du genre "Winter misty forest" – ou n’importe quel autre de ces noms bateaux qu’on croise dans le monde de l’ambient, du dungeon synth, du néofolk, etc. Et qui ait une consonance germanique. Le nom Othilia remplit tous ces critères, puisque c’est un prénom germanique, Odile, et une référence à Sainte Odile, la sainte patronne de l’Alsace, dont un couvent porte également le nom – et à proximité duquel je vis.

Et donc rien, je suppose. Tu as des influences musicales, spécifiques à Othilia ? Écoutes-tu la scène post-indus, justement ?

Post-indus ? Pas vraiment. J’aime bien certains trucs de Coil. Mais non, ce n’est pas ma scène de prédilection. Et en aucun cas je ne me sens influencé ni par les sons ni par les thématiques qu’on rencontre dans ce milieu. 

Une influence dont j’ai nettement conscience pour Othilia : Gas, le projet de Wolfgang Voigt. Mais je savais que je ne pourrais pas reproduire le son qu’il parvient à sortir, et ce n’était de toutes façons pas mon projet. Mais disons que lui, largement plus que toute l’electronica, a su me montrer ce qu’une base technoïde pouvait donner, quand le son était traité pour obtenir de l’ambient. Je sais que c’est un cliché de le dire, mais en écoutant sa musique on a l’impression d’entendre une rave party à bonne distance, au milieu de nulle part, dans la forêt – une rave réelle ou même fantôme, à travers l’épaisseur du temps. Juste des bribes de musique et de rythme, étouffées, indistinctes. Ça a quelque chose de fascinant. C’est moins le genre de musique qui est le sujet, ici, que son traitement sonore. C’est un pur exercice de production avant d’être un exercice de composition.

On pourrait comparer ça à Burial, quand il raconte, en interview, que le coeur de sa démarche était de retrouver le son et le feeling de certains disques entendus dans sa jeunesse, via son frère, qui était un raver – lui étant trop jeune pour avoir connu ça.

Oui. Retrouver LE SON qui hante. Gas évoque ça, mais aussi, dans un tout autre genre, Ulver, que j’ai samplé sur l’album. J’aime énormément leur premier album, Bergtatt. La musique est sublime, mais, encore mieux, le son est totalement étouffé et lointain, et là aussi, comme pour Gas, on a l’impression d’entendre quelque chose à travers les années et les souvenirs ; c’est une question de sensibilité personnelle, mais autant je déteste, et même ne supporte pas physiquement, les prods modernes avec 150 tonnes de basses et d’infrabasses et un volume qui t’arrache la tête, autant j’aime et suis très vite ému, réellement ému, par les sons distants, faiblards, un peu sales, qui m’évoquent, quel que soit le genre de musique, le passé, les souvenirs, c’est l’équivalent pour moi d’une photo un peu jaunie, un peu passée.

Pour en revenir à Burial, même si je ne suis pas sûr et certain qu’il ne pipote pas un peu, je trouve admirable et très romanesque, pour ainsi dire, le fait qu’il compose sur un vieux laptop et le seul logiciel Soundforge.

Quel est ton matériel et ton processus de composition à toi, d’ailleurs ?

Mon matériel pour Sonnenzeit s’est limité à un PC et quelques samples. J’ai tout fait chez ma copine de l’époque, sur un ordi de récupération qui pouvait tout juste aller sur Internet et faire tourner quelques vieux softs de musique, pas trop gourmands en performances. Je n’ai pas de processus particulier. Ici la base des deux morceaux est un ensemble de samples, type house music, que j’ai utilisés dans un logiciel qui génère des loops selon des algorithmes.

Ce n’est pas un peu limité, sortir comme album de la musique générée un peu aléatoirement ?

Le truc c’est que j’ai généré des heures et des heures et des HEURES de musique, qu’il a fallu ensuite réécouter, et sélectionner ou jeter. Disons que mon travail fondamental sur ce disque est d’avoir choisi les sons de départ, puis un travail de curateur. Mais oui, le hasard est au centre de la démarche. Cette part de hasard et donc de non-responsabilité, pour moi, quant à la musique produite, est très importante, fondamentale. J’ai besoin d’être surpris par les sons que je produis, je ne veux pas d’une musique dont je serais l’auteur de A à Z, contrôlant tout, maîtrisant tout. Il faut qu’il y ait une sorte de magie à l’oeuvre. Donc il faut compter soit sur d’autres partenaires musicaux (je n’en ai pas pour ce disque) soit sur les fautes notes, les accidents, etc. Ou encore sur ce genre de soft. Une fois la musique obtenue, j’ai ajouté des samples, comme ceux des petits enfants tout au début de l’album – ma soeur et moi bébés, en l’occurrence. Ou le court extrait d’Ulver entre les deux morceaux. Et d’autres encore qui se mélangent presque imperceptiblement à la musique ; et dont j’ai à vrai dire oublié la provenance, ce qui est parfait.

Tu évoques Ulver : ce choix de sample purement metal est assez étonnant, au beau milieu de l’album. D’une autre manière, ces samples de bébés avant que n’arrive une musique aussi abstraite et froide est étonnant lui aussi. Comment choisis-tu les samples que ajoutes à ta musique ? Ont-il un sens particulier ?

Un sens particulier, oui et non. Cela peut être le cas, et ça l’est souvent, parce que j’ai un rapport sentimental à la musique avant tout, et donc les questions personnelles, intimes, notamment liées à mon propre passé, y ont leur part – mais je peux aussi choisir quelques samples absolument au hasard parmi ma collection et décider de les inclure sans aucune autre justification que le charme surréaliste que cela peut donner à la musique. Là aussi, comme pour la génération aléatoire, c’est une façon de provoquer des accidents, d’être un peu moins l’auteur absolu de la musique, mais simplement une espèce de canal à travers lequel "quelque chose" d’impersonnel peut passer. Dans le cas des samples utilisés sur cet album, ce sont les deux raisons à la fois.

Tu es assez éclectique, musicalement.

Je suppose que passé l’âge de 20 ans, se cantonner à un genre ou une scène, par soucis de pureté ou je ne sais quoi de ce genre, est un sérieux signe d’arriération mentale.

Quels autres projets as-tu ? Composes-tu dans d’autres genres musicaux, justement ?

J’ai effectivement d’autres projets que je ne souhaite pas évoquer ici. Je ne veux absolument pas que Sonnenzeit soit écouté en fonction de mes autres projets ou de mes releases précédents. Chaque disque, d’ailleurs, devrait être abordé comme une chose unique, absolue. Peut-être que les habitués de la scène strasbourgeoise et des free parties dans la région me reconnaîtront.

Si tu sors d’autres albums d’Othilia, ils seront pourtant écoutés en fonction de celui-ci, tu n’y pourras rien.

C’est vrai. Je peux dissimuler mes projets les uns des autres, mais pas les albums entre eux, à moins de changer de projet pour chaque album, mais je n’ai pas un assez grand stock de noms cool (rires).

Ceci dit, as-tu des projets d’autres releases, actuellement, pour Othilia ? Sans préjuger de leur sortie effective un jour.

Oui. Notamment un projet soit d’album, soit simplement de morceau, dont il est effectivement beaucoup trop tôt pour dire si j’arriverai à en faire quelque chose de bien, mais qui est basé sur un vieux disque 33 tours du Requiem de Mozart, où ma grand-mère chante ; non pas comme soliste mais comme membre de la chorale, ce qui suffit déjà à en faire un objet précieux pour moi. J’aimerais aussi utiliser des samples d’un vieux double-LP de Glenn Miller que j’écoutais énormément, adolescent.

Le fétichisme des vieux vyniles, le vieux jazz, ça fait un peu The Caretaker non ? On rejoint à nouveau les eaux de la scène hantologique que j’évoquais plus haut avec Burial.

Oui. Mais non. Ma démarche intellectuelle n’a rien à voir avec la sienne. D’ailleurs je serais bien prétentieux de parler de démarche intellectuelle me concernant. Je ne suis pas spécialiste de l’oeuvre de The Caretaker mais il semble surtout utiliser ces vieilles musiques de danse pour illustrer un propos à la fois personnel, la peur de la démence, et politique, avec toute cette problématique à la Mark Fisher sur le fait que rien de neuf, culturellement, ne peut plus advenir à cause des conditions économiques, etc. Je n’ai aucun avis là-dessus et c’est à mille lieues de mes préoccupations, qui sont de recréer un monde bien personnel, avec du son.

D’où vient la photo de la pochette ?

C’est moi qui l’ai prise, dans une forêt en Alsace, plus précisément dans les Vosges alsaciennes. Je vis à proximité du Mont Sainte-Odile comme je l’ai dit, et j’ai toujours aimé le côté majestueux de ces forêts, le silence qui y règne, les vestiges presque indiscernables, et rares, du passé – ruines de châteaux, etc. Même quand j’en étais éloigné en diverses périodes de ma vie, ce paysage était mon paysage mental. Je me souviens, très jeune, vers douze ans, peut-être, avoir pensé que si après sa mort on revenait hanter les lieux de sa vie, alors c’est là que je voulais revenir.

Tu crois aux fantômes ?

Aux revenants ? Si j’y crois au premier degré ? Je ne sais pas. Je n’ai jamais assisté au moindre événement surnaturel de ce genre, pas plus que les gens à qui j’ai pu parler dans ma vie. J’ai comme tout le monde lu des récits troublants, mais il est difficile de se décider sur cette seule base. Je ne crois en tous cas pas au spiritisme ou à ce genre de fadaises dix-neuviémistes.

Pourquoi ce logo ? Quelle est sa signification ?

Le logo est composé de la Croix chrétienne surmontant la rune Odal, qui évoque les notions de famille, d’héritage, de propriété, biens, richesse, prospérité…

Le positionnement intellectuel, ou disons spirituel d’Othilia est donc un synchrétisme christo-païen ?

Pas du tout. La Croix, encore une fois, surmonte, ou surplombe, la rune. Elle n’est pas en-dessous ni à côté. Elle est au dessus. Je ne souhaite pas sur-interpréter moi-même ce symbole, mais disons qu’on peut le voir ainsi : nous avons un substrat que l’on pourrait qualifier de païen, pris ici dans un sens moins religieux que culturel – notre apparence physique, nos vêtements, notre cuisine, notre langue, notre art, nos contes, notre musique, notre psyché, nos paysages. Le Christianisme s’y est ajouté. Il a remplacé ou transcendé certains aspects de notre culture – les dieux, en l’occurrence – mais ne l’a pas annulée entièrement, parce que ce n’est pas sa vocation, contrairement à ce que certains imbéciles d’extrême-droite prétendent.

Quel est le concept, s’il y en a un, de ton projet ?

Il n’y en a pas. Encore une fois Othilia ne "parle" de rien, c’est un pur projet sonore ; des cadavres exquis conçus pour susciter la rêverie. Parce qu’une oeuvre n’est pas un tract ni l’illustration sonore d’un tract. Sa fonction poétique est première, si ce n’est exclusive. En revanche, les sons que je choisis d’utiliser, les ambiances que je m’efforce de créer avec, sont liés au passé, à mon passé, à mes références les plus intimes, et la musique que je crée vise à faire revivre tout cela, encore et encore. Tu parlais de fantômes un peu plus haut, je ne cherche pas à créer des fantômes sonores comme Burial ; je veux faire revivre quelque chose. Un son, un feeling. Mais il n’y a pas de discours en tant que tel, pas d’histoire racontée ; rien de verbal, que de l’ineffable.

La pochette installe pourtant un monde – quelque chose qui va déterminer l’écoute… Même sans concept.

C’est vrai, avec cette photo d’une forêt brumeuse, et avec le symbole que j’ai ajouté, on peut croire que Sonnenzeit est un disque au sujet de la nature, du paganisme ou de l’ésotérisme, bref l’habituel mix thématique qu’on rencontre dans le milieu ambient, post-industriel et compagnie. Et ce ne serait pas entièrement faux, mais clairement, ce ne serait pas entièrement juste non plus. J’ai composé ces morceaux des années avant de décider de la photo que j’utiliserais ; et cette photo elle-même a été prise il y a plus de vingt ans. La rencontre de la musique de l’album et de la photo sélectionnée pour la pochette est en elle-même un cadavre exquis. J’aurais pu faire un autre choix. Et ça aurait sans aucun doute déterminé l’écoute d’une manière différente.

Même une pochette blanche, ou une absence de pochette, ce qui n’est pas la même chose, aurait déterminé l’écoute. On ne sort pas de cette question-là.

C’est exact. À un moment donné il fallait que je me décide, et j’ai fait ce choix-là. Il impacte l’écoute, y compris la mienne maintenant, mais il n’a qu’une valeur relative. Mais il impacte l’écoute… etc.

Pourquoi les parasites radio ajoutés par-dessus la musique à certains moments ?

C’est reposant comme la pluie contre une fenêtre. C’est un son que j’aime. J’ai beaucoup écouté la radio, adolescent, et y ai fait des découvertes littéraires ou musicales absolument déterminantes dans ma vie – Muslimgauze ou The Moon Lay Hidden Beneath A Cloud, par exemple, utilisés comme musiques d’ambiance sur France Culture ! Ou Gavin Bryars, à la radio allemande. Ou encore d’autres choses qui ont eu une énorme influence musicale sur moi alors que vingt-cinq ans après je ne connais toujours pas leur nom… Les parasites faisaient partie de ce paysage sonore et je les aime comme on peut aimer le craquement d’un vinyle ou le souffle d’une cassette. Je voulais retrouver cette ambiance sur mon propre disque. Pour utiliser un cliché éculé, c’est ma madeleine de Proust. Et je poursuis exactement le même but : détruire le temps.